"La vie est un risque. Si tu n'as pas risqué, tu n'as pas vécu. C'est ce qui donne un goût de champagne!" Soeur Emmanuelle


Il n’est jamais trop tard…



Marguerite se doutait bien que ce moment allait finir par arriver.
Elle le pressentait depuis sa chute dans l’escalier de la cave, l'hiver dernier. 
Tous (ses enfants, son médecin, son kiné) craignaient pour elle, la sachant seule dans cette maison guère pratique pour une femme de 82 ans.
Cet accident malencontreux les avait confortés dans l’idée que le placement de Marguerite en maison de retraite était la meilleure solution, malgré sa réticence.
Elle avait pourtant tout mis en œuvre pour que cela n’arrive pas. Depuis la mort de son mari, ses enfants avaient du mal à accepter qu’elle veuille rester dans la maison familiale. Aussi, elle avait fait en sorte de les rassurer en adoptant une attitude irréprochable. Elle était devenue l’incarnation vivante de la prudence, en surveillant sa santé, en donnant des nouvelles régulièrement, en évitant toutes situations périlleuses, en ayant une vie sociale active grâce à son cercle d’amis. Pour parfaire le tout, elle avait accepté de déléguer certaines corvées, comme les courses et le ménage, à une auxiliaire de vie. Mais pas question de céder pour le reste : non, elle ne voulait pas quitter son foyer pour un endroit soit disant plus adapté à son âge, non elle ne se sentait pas seule et ne s’ennuyait pas non plus.
La fracture de sa jambe, l’immobilisation durant des semaines, sa cicatrice qui la faisait encore souffrir, avaient malheureusement mis à mal tous ses efforts. Même les séances de rééducation ne l’avaient pas aidée à retrouver sa démarche fluide et son déhanché qui avait tant plu. Elle claudiquait maintenant comme une petite vieille !
Force était de constater qu’elle manquait dorénavant d’arguments solides et convaincants. Elle avait donc plié à la pression de son entourage et avait concédé de rejoindre, à la fin de la semaine, la « résidence des seniors », établissement choisi par ses fils.

Aujourd’hui, elle décida de trier, parmi les objets et souvenirs entassés, ceux qu’elle emporterait avec elle, morceaux de vie indispensables à sa mémoire. S’agissant de ses vêtements, elle s’en occuperait plus tard, se moquant bien de savoir quoi porter là-bas.
A petites enjambées boitillantes, elle se dirigea vers sa chambre, ouvrit le grand placard déjà presque vide et en sortit, tant bien que mal, différentes boites. Pour être plus à l’aise, elle s’installa sur le petit sofa placé au pied de son lit. 
La première boite contenait des bijoux, la plupart offerts par son époux. Elle choisit de porter la bague en or blanc ornée d’une labradorite. Elle avait pu vérifier, au cours de sa vie, le pouvoir de protection de ce minéral, capable d’absorber les énergies négatives et de protéger des maux d’autrui ! 
Elle jugea qu’elle en aurait certainement besoin là où on l’envoyait. Elle jeta aussi son dévolu sur l’élégante montre de son défunt mari, histoire de rester accrocher au temps. 
Elle ne prit rien d’autre qui puisse être ostentatoire ou tape-à-l’œil. 
La boite à nouveau rangée, elle en attrapa une seconde chargée de sa correspondance et de ses carnets à dessins. Machinalement, elle fouilla dans le lot quand soudain elle la vit. Une carte postale arborant la photographie d’un ours blanc. Au même instant, son cœur raisonna fort dans sa poitrine. Elle vacilla légèrement et se retrouva assise par terre. Des petites étoiles dansèrent devant ses yeux, ses oreilles bourdonnèrent. Elle tenta de reprendre ses esprits en respirant lentement. Quand elle sentit le malaise passé, elle se replaça sur l’assise et prit la carte postale. 
Des années qu’elle n’avait pas eu l’occasion de la toucher, de la lire. Une très longue période durant laquelle elle avait enfoui tant d’idées folles. Elle ferma les yeux et laissa ses souvenirs remonter à la surface.  

C’était à l’époque de ses vingt ans. Elle avait brillamment réussi son année universitaire. Ses livres et ses cours rangés, elle avait rejoint ses parents, chez sa tante Lucette, près du col du Simplon.  Enfant, elle avait chéri cet endroit, ses étendues sauvages encore vierges, cette beauté immensément étourdissante, ses couleurs tonnantes qui manquent tant aux villes grises, ses lacs, cet air vivifiant et cette sensation de liberté qu’elle ressentait à chaque fois. Elle avait aimé jouer dans ces paysages, puis, plus tard, s’y ressourcer. A sa grande joie, des années après, ce même bonheur persistait.
Son séjour se déroulait à merveille quand, lors d’une promenade matinale sur un chemin de traverse, elle avait remarqué un homme observant les environs à l’aide de jumelles. Curieuse, elle s’était approchée de lui, histoire d’en apprendre un peu plus. 
L’homme s’était retourné, alerté par le bruit de ses pas, pour lui décocher un sourire radieux. Marguerite était immédiatement tombée sous son charme.
Rapidement, ils avaient fait connaissance. Journaliste, Antoine était là quelques jours pour écrire un article répertoriant les circuits de randonnée de la région. Il avait beaucoup de travail, aussi, accepta-t-il, avec joie, l’aide proposée par Marguerite qui les connaissait tous. Elle l’avait alors suivi dans ses pérégrinations comme guide et compagne de marche. Histoire de ne pas le déranger, elle avait emboîté son pas, filant son ombre, silencieuse, usant largement de ce temps pour le dévorer des yeux. Sans nul doute, après chaque journée passée, elle en pinçait un peu plus pour lui…
Au troisième jour, alors qu’il profitait de l’ombre d’un épicéa pour faire une pause et gribouiller quelques notes sur son calepin, il l’avait observée du coin de l’œil. 
Marguerite affichait, malgré la splendide journée, une triste mine, sentant poindre le moment inexorable où il lui ferait ses adieux, ce qui, par conséquent, lui exploserait le cœur en mille morceaux. Il s’était penché vers elle et avait susurré : « Que me vaut cette moue boudeuse digne d’un ours blanc ? » Vexée, elle l’avait bousculé, assez pour le faire rouler dans la pente herbeuse qui se déroulait devant eux. Elle l’avait rejoint en riant et cet interlude joyeux s’était terminé par un grand moment de tendresse et d’amour, que son corps et son âme vivaient pour la toute première fois.
Bien sûr, il avait dû partir. Son travail l’attendait, elle, ses études. Quelques mois plus tard, elle avait reçu une carte postale, celle qu’elle tenait aujourd’hui avec tant d’émotions. Il y était écrit : « Labrador City… les ours blancs… il manque juste TOI. Quand me rejoindras-tu ? Antoine ».
Elle se souvint du désir brûlant que ces mots avaient réveillé, de cette brisure au creux d'elle-même qui ne cessait de s'élargir à l'idée de ne plus le revoir. Cette carte postale lui ouvrait une fenêtre sur le monde, l'invitait à réaliser ses rêves  d'évasion, de voyage et de retrouvailles avec l'être aimé. Mais la vie en avait voulût autrement. Elle  lui avait gentiment replié ses ailes, jusqu’à enfouir dans les abysses de sa mémoire cet épisode. Et Marguerite ne s’était pas débattue…
En reposant la carte dans la boite, elle se souvint de la promesse qu’ils s'étaient faite, avant de se quitter : ne jamais renoncer à leur liberté, à leurs choix, à leur soif d'aventures...

Une énergie salvatrice prit peu à peu possession de son corps. Ses membres ne demandaient qu'à la transporter. Elle entendit le message. C'est à ce moment précis qu'elle décida qu’il était temps de reprendre sa vie en main. Elle se redressa vigoureusement, ouvrit le tiroir de la commode où se trouvait son passeport. Puis, elle attrapa le téléphone et composa le numéro de sa petite voisine.
« Dis-moi, Chloé, tu sais, toi, comment faire pour réserver un billet d’avion ? Il y a un endroit où je veux absolument aller … Labrador City !»            
                                                          



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