Le corps
d’un homme gisait sur le sol tout près de nous...
Chacun
l’observait sans oser s’approcher.
Moi-même,
j’étais prise d’une peur panique devant l’immobilité de ce corps. La mort
semblait rôder non loin de là.
Je
croisai d’autres regards effrayés. Finalement, quelqu’un avertit un employé du
cinéma.
De mon côté, je ne pouvais détourner mes yeux de ce crâne posé au sol qui laissait deviner en partie une chevelure masculine. J’épiais un mouvement
quelconque qui éliminerait toute certitude de trépas. Ce pouvait-il que la mort se trouva
si près de moi ? Celle qui longtemps
hanta mes pensées, comme la radicale solution à mes maux...
Un jeune
homme finit par arriver. Il s’agenouilla, vérifia s’il percevait un pou et parla
doucement. Cette délicate attention
réveilla en moi de vagues souvenirs d’entraide, de partage. “Aide ton
prochain” disait le curé à la messe du dimanche. Moi, du haut de mes 8 ans, je
cherchai qui je pouvais bien aider ? La petite vieille de l’épicerie (mais
elle me faisait peur !), ou bien l’enfant le plus chahuté de l’école
(malheureusement je manquai de courage)... Jusqu’à ce que ma mère se retrouve
seule avec ses antidépresseurs. Elle s’appuya sur moi tant qu’elle put, et là
personne ne m’aida, moi.
Poussée
par je ne sais quelle impulsion aventureuse.... ou humaine tout simplement,
j’ôtai mon écharpe de laine, m’avançai vers eux, m’agenouillai à mon tour et la
posai délicatement sur cet homme livré au froid.
“Je
vais appeler du secours”, me dit l’employé.
Mais
je ne l’écoutai pas. Je regardai maintenant le visage posté devant moi. Il
semblait apaisé. J’étais rassurée, la
mort n’avait aucune place dans ce corps chaud.
Par
instinct, je posai ma main sur sa joue puis lui murmurai quelques mots d’encouragement,
comme le faisait ma grand-mère, à chaque fois qu’elle me quittait.
J’eus
pitié de lui, de son sort, lui si seul, sans défense. C’est fou comme cet homme, tout
d’un coup, réveillait en moi tant de compassion, alors qu'hier encore je nourrissais une profonde amertume envers la population masculine !
Les
secours arrivèrent enfin. Les médecins nous interrogèrent sur les
circonstances de l’accident tout en
s’affairant aux premiers soins.
“Ses
fonctions vitales sont satisfaisantes” dit l’un d’eux. Pourtant ses yeux
restaient fermés.
Il
respirait, c’était l’essentiel.
Une
fois perfusé, ils le posèrent sur un brancard et m’informèrent du nom de
l’hôpital où ils le déposeraient.
Je
restai seule sur le trottoir à regarder la camionnette blanche s’éloigner. Une
étrange sensation s’immisça en moi, totalement indéfinissable.
Plus
aucune envie de film ou de distractions, le visage de cet homme ne me quittait
plus.
Je
rentrai dans mon havre, songeuse. Quelque chose m’avait profondément marquée et
je tentai d’identifier quoi. La nuit ne fût pas suffisante pour répondre à
cette question. Je me levai donc le lendemain sans pour autant en savoir plus
sur l’origine de cette obsession à l’égard de cet inconnu. Je m’affairai à mes
occupations matinales habituelles quand je décidai de prendre des nouvelles sur
place, à l’hôpital. Après tout, il était normal que je m’inquiète de son état, c’était
même plutôt sain.
Au
second étage de l’hôpital, l’infirmière qui m’accueillit, me posa la question
habituelle : “Etes-vous un membre de sa famille ?” Je lui répondis par la
négative et lui racontai comment nos chemins s’étaient croisés la veille.
Elle
afficha une mine contrariée.
- Y
a-t-il un problème ? demandai-je soucieuse.
- Nous
n’avons pu joindre sa famille. Nous n’avons aucune information le concernant si
ce n’est son identité.
- Désolée,
je ne peux vous aider. Mais comment va-t-il ?
- Vous
savez bien que je ne peux rien vous dire ...mais vous êtes la première à vous
inquiéter de lui...
Elle
tripotait nerveusement la montre suspendue à son cou. Des heures de garde
cumulées venaient à bout de son sourire.
- Il va bien, finit-elle par
dire. Il devrait se réveiller d’ici un moment. Son malaise est dû à une
hypoglycémie diabétique. Il a certainement oublié sa dose d’insuline ou bien oublié
de manger. C’est assez courant !
Ce
qu’elle me racontait là ne m’était pas inconnu. Jadis, les voisins de mes
parents avaient un fils diabétique. Nous avions partagé nos jeux et nos rires,
ponctués par ses dextros et ses injections d’insuline journalières. Rien ne le
différenciait de moi, si ce n’est ces parenthèses médicales, son régime alimentaire
et une grande maturité face à la gravité de sa maladie.
-
Voulez-vous le voir ? me demanda-t-elle subitement.
Mon
étonnement la fit sourire.
- Il
vous doit une fière chandelle non ? Et puis vous m’êtes sympathique ! Un
peu de compagnie ne lui fera pas de mal ! Il ne devrait pas tarder à se
réveiller. Que vous soyez là à son réveil, serait une bonne chose, non?
J’hésitai
un instant mais l’idée de le revoir faisait naître en moi un plaisir non
dissimulé qui me donnait des ailes (bien trop longtemps refermées à mon goût!).
-
Merci, lui dis-je décidée à franchir le pas d’une seconde rencontre.
J’entrai
timidement. Je n’avais pas l’habitude de visiter un homme dans sa chambre et
encore moins un inconnu. Toute ma vie, j’avais évité les situations
incontrôlables. Et puis, j’avais gardé de mes tendres années un effarouchement
prononcé, une gêne mal appropriée en présence de la gente masculine. L’absence du père lors de mon adolescence pourrait expliquer cette faroucherie maladive. Bien sûr, j’avais eu quelques expériences depuis mais
elles ne m’avaient guère aidée à guérir pour autant.
Je le
reconnus lui et ses traits décontractés, la même béatitude que la veille.
J’approchai lentement, m’attendant à ce que ses yeux
s’ouvrent d’un moment à l’autre, mais il n’en fit rien.
Une
fois près de lui, je l’observai un peu plus. Son âge devait être proche du
mien. Une barbe naissante arrondissait son visage droit, orné de cheveux noirs
bouclés. Son nez aquilin était surplombé d’épais sourcils qui lui donnaient un air d'athlète grec des livres d’histoire. Pas de
doute, c’était un bel homme.
Au
delà de son physique attrayant, il arborait une mine reposée, détendue,
généreuse même.
A le
dévisager, une embardée de sensations secouèrent tout mon être : de la
compassion certes, mais aussi une paix intérieure pareille à la sienne et le
désir d’échange et de partage avec l’autre, chose qui avait désertée ma vie depuis quelques temps.
La
bonté et la justesse émanant de ce visage me réconciliaient avec le genre humain. Dans
un élan de générosité réciproque, j'aurai pu de nouveau poser ma main sur sa joue mais je n'en fis rien, je gardai mes distances.
De
longues minutes s’écoulèrent ainsi : moi, écoutant son souffle régulier, silencieuse au début, intimidée par les circonstances
de ma présence et par son occupant, puis plus détendue et engageant un
monologue dans lequel je lui racontai ma présence ici ; lui, immobile,
muet par la force des choses, les traits tranquilles.
J’étais
si bien que j’en oubliai son réveil de plus en plus imminent.
Cette
situation était dès plus paradoxale : j’étais là pour lui apporter un peu de
chaleur et contre toute attente c'est à moi que cela faisait du bien.
L’infirmière
avait fait irruption deux ou trois fois,
pour vérifier l’état du jeune homme. A chaque fois, nous échangions un sourire
entendu, elle, me gratifiant de ma discrétion, moi, la remerciant de me
permettre sans qu’elle puisse s’en douter une seconde, de vivre un moment si
intense.
Dix-huit
heures venaient de s’afficher à l’horloge de la chambre. Mon ventre ne cessait
de crier famine, bien logiquement après ces heures de jeûne cumulé.
Bien
que contrariée par ma désertion momentanée, je laissai mon otage quelques
instants pour me restaurer à la cafétéria de l’hôpital.
Il
choisit ce moment-là pour se réveiller...
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