Avez-vous déjà mis les voiles?



La clé des champs


Il est 22 heures et je viens seulement de retrouver le cadre feutré de mon loft. Je suis harassé, mon poste de directeur financier n’a pas été de tout repos. Avec impatience, je desserre ma cravate et enlève pour être complètement à l’aise, souliers, veste, montre. Puis je m’affale dans mon grand canapé qui me tend les bras. Malgré l’énorme vague de fatigue qui s’abat sur moi,  je trouve encore un peu d’énergie pour aller me servir un petit remontant à base d’alcool fort. C’est en me dirigeant vers mon service à whisky que j’aperçois sur la console d’entrée une pile d’enveloppes et un colis. Un des privilèges de cet immeuble dernier cri est le dépôt quotidien du courrier directement chez moi par le concierge. Je dévie donc ma trajectoire, curieux de voir ce dont il peut s’agir, moi qui n’ait rien commandé ces derniers temps. De forme cubique, aux dimensions raisonnables, mon nom et adresse y sont inscrits, sans aucune indication sur l’identité de l’expéditeur. Le cachet de la poste, partiellement effacé, ne m’apporte pas plus d’informations sur l’origine géographique de son envoi, seulement la date à laquelle il a été expédié, le 25 mars 2016, soit 3 jours auparavant. En le soupesant, je remarque sa légèreté et perçois le mouvement furtif d’un objet. Piqué d’une curiosité croissante, j’en oublie mon verre et ouvre le colis avec la fébrilité d’un gamin déballant son cadeau d’anniversaire. À l’intérieur, je trouve un second paquet plus petit, protégé par du papier bulle, glissé parmi des morceaux de polystyrène. Je l’attrape et le déballe sans ambages.
Il s’agit d’un trousseau de clés. Au nombre de deux, l’une des clés est assez commune, l’autre, plus sophistiquée, plus épaisse aussi.  En manipulant le tout, une inscription sur le porte-clés attire mon attention, je peux y lire une adresse complète : 8 chemin des iris 31450 Les Varennes, et cette phrase écrite à la main « Je t’attends ».
  À sa lecture, je surprends mon cœur s’emballer. Rien dans mes souvenirs ne me renseigne sur le lieu indiqué, ni sur l’auteur éventuel de cet envoi. Le mystère autour de ce trousseau me sort complètement de ma léthargie de fin journée. Intrigué, je commence  à  imaginer de multiples scénari, tout en cherchant sur internet la localisation géographique de la dite maison. En quelques clics, je suis parachuté virtuellement dans le sud-ouest de la France, à une trentaine de kilomètres de Toulouse, dans une bastide d’une centaine d’habitants. Grâce à une application, je peux même voir en image réelle la maison située à l’adresse que j’ai entrée. C’est une belle bâtisse occitane du XVIIIe siècle, cossue, en parfait état, semble-t-il, en tout cas sur la photo.
Je vais me coucher sans pouvoir fermer l’œil. Le trousseau posé sur mon chevet et la maison dont il m’offre l’accès, m’obsèdent. Et je ne cesse de chercher qui aurait pu me jouer un tel tour…, mais sans résultat. Lorsqu’enfin la fatigue a raison de moi, je me perds dans des rêves où j’entre et je sors de différentes maisons sans trouver celle que je cherche.
Levé très tôt, je sais que je dois aller travailler, des réunions importantes sont planifiées toute la journée, mais je n’arrive pas à me faire à l’idée de m’y rendre. Je ne pense qu’à une chose : partir là-bas et vérifier que ces clés sont bien celles qui m'ouvriront les portes de cette demeure qui m’obsède depuis plusieurs heures maintenant, et surtout voir qui m’y attend.
Pour la première fois depuis la prise de ma fonction, c'est-à-dire 3 ans, je décide qu’on devra se passer de moi pendant quelques jours. Je prépare à la va-vite un sac dans lequel je glisse le stricte nécessaire puis je dévale les trois étages en courant rejoindre ma voiture garée dans le parking de l’immeuble. Je rentre les coordonnées de l’adresse sur mon GPS et me laisse diriger par la voix doucereuse de mon guide. Je ne sais pas ce qui m'attend là-bas, je ne sais pas qui est à l'origine de tout ça, je ne sais pas ce qui va m'arriver, pourtant je fonce tête baissée vers l'inconnu... je n'ai pas peur, enfin pas assez pour m'arrêter et faire demi-tour. Je ne comprends rien à ce qui m'arrive et pourtant j'y vais. Une curiosité malsaine ? Un soudain intérêt pour l'aventure ? Un appel auquel je ne peux pas résister ? Suis-je envoûté ? Hypnotisé ? Marabouté ? En fait, je m'en fiche, je redeviens le petit garçon audacieux que j'étais autrefois, celui qui aimait découvrir avec émerveillement des petits trésors glanés de-ci de-là. Et 'n'est-ce pas un coffre remplis de trésors que l'on ouvre avec de vieilles clés ? Je me rends compte soudain que même s'il n'y a rien au bout de mon chemin, je me serai fait un chouette cadeau en m'accordant une journée off, loin de la ville et des tourments que peut me créer mon job.
C’est seulement sur l’autoroute que j’arrive à me détendre et à écouter la bande musicale que diffuse ma radio.                         
Six heures de route plus tard et quelques pauses nécessaires, je peux enfin lire le panneau m'indiquant le village « Les Varennes ». C’est un bourg plutôt charmant parsemés d'habitations, sans commerces mais doté d'une église, d'une mairie et d'une petite école. 
Inconsciemment, je ralentis l’allure de mon véhicule un peu anxieux de ce qui m’attend. Mieux vaut la prudence que l'arrogance. Aventurier, oui, mais dans la mesure du raisonnable. J'écoute avec attention, et une certaine appréhension, la voix qui me guide jusqu’à ma destination. Lorsque je me gare, je suis à quelques mètres de la maison que j’ai pu voir la veille sur mon ordinateur. La rue est déserte. Pas de voitures, ni de piétons, nous sommes en campagne et à cette heure, j'imagine que la plupart des habitants sont sur leur lieu de travail ou ailleurs pour leurs obligations. On est loin du bruit de la ville et de son agitation. Ici, je n'ose même pas claquer ma portière de peur d'attirer l'attention des rares êtres vivants que je peux apercevoir, c'est-à-dire quelques corbeaux, un chat de gouttière et le coq perché sur le clocher de l'église. Je m’approche prudemment et observe la bâtisse qui m'intéresse afin d’y déceler une présence. Tous les volets sont fermés. Pas de voiture garée dans l’allée, ni de chaussures posées sur le paillasson de la porte d’entrée. Après quelques minutes d’observation minutieuse, je décide de faire tinter la petite cloche accrochée au portillon. En vain. Après plusieurs essais, j’en conclus que la maison est vide. Je sors alors de ma poche le trousseau de clés et introduis la plus petite dans la serrure du portail. Sans anicroche, elle s’insère. Un tour de clé et je peux entrer dans le jardin. Un peu méfiant, regardant sans cesse autour de moi, je me dirige jusqu’au porche d’entrée. C’est une porte vitrée protégée par des barreaux en fer forgé. J’y glisse un œil afin de vérifier une dernière fois qu’il n’y a personne puis j’insère la seconde clé dans le pêne. Deuxième victoire, après deux tours nécessaires pour ouvrir la lourde porte en chêne. Au moment où j’entre dans le vestibule, je n’ai pas l’âme d’un cambrioleur, mais plutôt celle d’un explorateur découvrant un lieu insolite ! J’ose d’une voix un peu maladroite demander s’il y a quelqu’un et face au silence pesant je suis un peu rassuré. L'ambiance y est plutôt agréable Je décide de commencer la visite des lieux quand j’aperçois au sol du grand vestibule une enveloppe. Je m’approche à pas feutrés et me baisse pour la ramasser d’une main tremblante.
Mon prénom y est inscrit. C'est à ce moment précis que mon cœur décide de tambouriner ma poitrine.  Je frissonne. Je retourne l'enveloppe et remarque qu’elle est cachetée. Lentement, je décolle le rabat autoadhésif, y glisse deux doigts qui en retirent une feuille de papier. Au feutre noir, il y est écrit :

Te voilà enfin ! Je t’ai tant attendu.
Te rends–tu compte qu’un trousseau de clés t’a fait parcourir des centaines de kilomètres ?
Aurais-tu fais tout ce chemin sans ce mystérieux message?
Ta vie trop bien réglée, organisée au millimètre, ne laisse aucune place au hasard. Heureusement, si tu es là, c’est qu’il te reste encore un peu de curiosité, un souffle de liberté qui te rend capable de sortir de ton enfermement quotidien.
Je t’offre, ici, la possibilité de donner un nouveau sens à ta vie. Cette maison est pour toi. Sens-tu comme elle est accueillante ? Pose tes valises, prends tes marques, instille de la vie dans ces murs et quand je sentirai que tu es prêt, je viendrai faire tinter la clochette du portillon.
La vie devrait t’offrir encore de belles surprises…






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