With a little help from my friends





Dès son réveil, la lumière du matin mit Rose en joie. Elle apprécia d’être baignée dans cette clarté joyeuse qui lui faisait plisser les yeux. Ça la changeait de l’éclairage terne et poussiéreux du bar où elle travaillait tous les soirs.
Assise à la fenêtre de sa cuisine, elle profita du paysage en dégustant, à petites gorgées, son café brûlant. Elle remarqua que le printemps s’installait peu à peu, signalant sa présence par de nouvelles touches de couleur, dans ce quartier pourtant bétonné et elle lui en était reconnaissante.
Soudain, sa radio joua les notes de musique du célèbre morceau « Kiss » qui la renvoyèrent à la soirée d’hier.

Archie était arrivé au Jay’s très attristé : Prince était mort. Il ne faisait pas partie de son répertoire, mais lorsqu’un artiste de cette qualité, un de ceux qui faisait de la musique sa vie, venait à casser sa pipe, le spleen s’emparait de lui.
C’était comme si se dépeuplait un peu plus le monde déjà si restreint des musiciens passionnés, sa famille en quelque sorte. Après avoir sorti deux trois banalités sur la mort, Jay avait réussi à dessiner un sourire sur les lèvres d’Archie en lui rappelant les paroles qu’un vieil habitué avait prononcées à l’attention de sa femme venue le chercher, dans l’espoir de légitimer sa présence quotidienne au bar : « Le ciel est trop haut, la terre est trop basse, le bar est juste à la bonne hauteur !». 
Sur un ton plus confidentiel, Jay avait rajouté : « Chacun sa route, mon vieux, pour certains elle est plus cosmique maintenant, mais la tienne est parmi nous. Alors en avant ! Va faire chauffer le piano et donne de la voix ! Fais-nous rêver bon sang ! »
Archie avait alors traîné sa carcasse jusqu’au Steinway, étalé quelques partitions à l’aveuglette, avalé une dernière gorgée de bourbon et commencé timidement l’intro de « Georgia ». 
Ray Charles collait parfaitement  à la situation, mais l’enfonçait inexorablement dans une mélancolie profonde. Occupée à servir les premiers clients, Rose gardait un œil bienveillant sur son ami qu’elle savait si esquinté par la vie.

Elle le devinait, Jay, aussi, s’inquiétait. Sans doute ne voulait-il pas le montrer mais de voir son vieil ami s’avachir  ainsi  le peinait sûrement.
Un soir, Archie n’avait pas pu assurer le show, un mal de dos l’ayant cloué au lit. Jay s’était alors confié à elle. Il fallait l’admettre, cette absence le tourmentait. Il se disait que, grâce à son vieil ami, son bar avait une âme, et le jour où il devra composer ses journées sans lui, le rendra orphelin. Ils formaient une belle équipe tous les deux depuis si longtemps. Il lui avait alors raconté leur rencontre.
C’était 20 ans plus tôt, au moment de l’ouverture du bar. Il voulait attirer la clientèle nocturne de ce quartier déjà très animé en proposant ce qu’il aimait le plus : le blues. Il avait apposé une affiche invitant les bluesmen amateurs à venir jouer le temps d’un soir.
Archie s’était présenté, voûté par une timidité écrasante et peu enclin à la discussion. Au moment où il posa les doigts sur le clavier, la magie opéra. Dès les premières notes, son auditoire fut transporté dans les sphères d’un monde mélodieusement mélancolique, sa façon d’interpréter réveillant chez chacun des souvenirs, des moments de vie.
Jay y avait succombé comme les autres. Alors, il n'avait pas hésité à l'embaucher pour recréer tous les soirs cette ambiance unique. Et d’une collaboration professionnelle était née une grande amitié pudique et sincère.

Hier soir, quand le service fût plus calme, Rose remarqua le manège de son patron : sa façon de scanner chaque bouteille alignée sur l’étagère lui signala qu’une envie de créer un nouveau breuvage lui chatouillait les phalanges. Elle le vit soudain attraper avec légèreté les flacons qui l’inspiraient. Il versa d’un geste léger mais précis les ingrédients dans un verre évasé :

-       une dose du Bourbon préféré d’Archie                           

-       une dose de gin
-       le jus d’ 1/2 citron vert
-       du sucre de canne
-       de l’eau gazeuse

Il observa longuement le résultat final. 
Rose comprit ses choix : le goût épais du Bourbon pour le caractère entier et bourru de son ami, l’amertume du gin caractérisant son non-conformisme, l’exotisme du citron pour les rêves de voyages qu’ils avaient fait ensemble lors de soirées trop arrosées, la douceur du sucre pour ce cœur tendre d’ours introverti, la pétillance de l’eau gazeuse comme l’énergie dansante de ses doigts à chacune de ses interprétations.

Elle avait suivi l’élaboration de ce nouveau mélange en silence.
Il ne fallait surtout pas déranger l’artiste quand la création était au rendez-vous. Elle attendrait le signal qui ponctue chaque cocktail créé : un petit claquement de langue jubilatoire.
-Vous nous avez concocté quoi patron ? finit-elle par lui demander.
L’humeur plus légère, il désigna d’un hochement de tête le pianiste qui exécutait les dernières notes de « Sweet little angel ».
- Hey ma belle, va donc servir  ce « Harchie’s Bourbon Blues » à notre ami ! Faudrait pas qu’il s’assoiffe !
Rose sourit. Jay savait à sa manière apporter réconfort à ceux qui l’entouraient.
Elle aimait sentir ce lien fort qui liait les membres de cet établissement.
Chacun, à leur façon, l’entretenait du mieux qu’il pouvait.

C’est le bruit insistant d’un klaxon qui l’a sortie de ses songes….elle réalisa alors que son café était déjà froid.




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