Vertige



 

Vertige

La nuit n’est pas totalement noire tant le ciel est étoilé et la lune pleine et rayonnante. Dans cette atmosphère douce d’une nuit de juillet, j’entreprends l’ascension du flanc de montagne qui se dresse devant moi. Je ne suis pas vraiment équipée pour une telle excursion. Pourtant  je m’engage, d’un pas décidé, sur le petit sentier qui doit me mener au sommet, poussée par une force qui ne m’est pas familière. 



Je fixe, très concentrée, le chemin rocailleux afin d’éviter toutes embûches qui pourraient me faire chuter, aidée par l’éclairage cotonneux de l’astre lunaire, décidé, semble-t-il, à m’aider dans mes péripéties. Quelques hululements et bruissements d’ailes accompagnent ma lente marche. J’imagine autour de moi une vie grouillante dans les ombres des fourrés, tout près des pierres qui ponctuent ce paysage calcaire très accidenté. Une brise légère caresse mon visage rougissant des efforts que le dénivelé m’impose. 

La douceur ambiante m’aide à me détendre un peu. Le fil de mes pensées me renvoie trente ans plus tôt, lors d’une nuit similaire à celle-ci, au cours de laquelle mon père avait décidé de m’emmener ici-même, sur les ruines de ce magnifique édifice cathare, le château de Montségur, pour assister au lever du soleil, « à voir absolument une fois dans sa vie ! » avait-il précisé.
Nous nous étions donc levés très tôt pour parcourir la centaine de kilomètres qui nous séparaient du lieu, et avions, de la même façon, crapahuté jusqu’à l’édifice. Une fois assis face à l’est, nous avions attendu l’apparition du jour, échangeant sur la beauté des gorges de la Frau que nous dominions, tout en mangeant un bout de fromage, agrémenté de pain et d’un bon café que mon père avait pris la peine de préparer juste avant notre départ. Puis, à l’approche de l’aube naissante, dans un silence monacal, nous avions profiter pleinement de cet instant furtif.
J’avais savouré ce fort moment d’intimité exacerbé par ce lieu.
Lui, moi, ensemble et seuls à la fois, face à l’immensité de la nature, si proches alors que si souvent éloignés par nos routes. Il était alors l’homme qui comptait le plus à mes yeux et il m’offrait là un très beau moment de vie.
Le désir de revenir sur ce lieu mystique est né peu de temps après sa disparition.
J’ai senti un besoin ultime de le retrouver, tant son absence me pesait. D’où cette ascension, ce soir, lente et déterminée vers ce lieu ineffable, pour renouer avec le sublime, le beau, et aussi pour sentir peut-être un instant sa présence près de moi.
Après une bonne demi-heure de marche, les alentours se sont assombris. Les pans de murs d’enceinte extérieurs encore debout commencent à apparaître, ombrant massivement l’étendue qui l’entoure.
Plus j’avance et plus le sentier est escarpé. Dans mes souvenirs,  j’avais dû me rattraper à plusieurs reprises en parcourant  les derniers mètres très abrupts, des petits cailloux s’étant glissés insidieusement sous mes chaussures ; mais, par chance, aujourd’hui, il n’en est rien.
L’odeur fraîche de la terre que je foule se fait de plus en plus discrète, la roche prenant le dessus sur la végétation. C’est le signe que j’approche de mon but.
Mon rythme cardiaque s’accélère de pair avec l’angoisse car l’enjeu est important. Il ne faut surtout pas que je rate l’emplacement de l’unique porte qui me permettra d’entrer dans la citadelle. Si je la manque, je risque de me retrouver dans une situation assez périlleuse, le relief étant de plus en plus escarpé en aval.
Toujours concentrée, je continue, mon regard longeant la muraille altière, pour trouver l’ouverture désirée. Autour de moi, maintenant, c’est le silence profond d’une nature endormie qui domine, toujours empreinte de cette clarté laiteuse.
Je trouve enfin l’accès qui  semble avoir bénéficié d‘une rénovation, son état dénotant avec le reste de l’édifice très esquinté.
J’entre alors dans les entrailles du château qui n’a plus de toit.
L’ambiance autour de moi change. L’herbe a poussé, formant un tapis dru sur le sol autour des nombreux morceaux de pierre tombés des murs, éparpillés anarchiquement. Le bruit de mes pas est feutré. C’est le seul d’ailleurs, par ici, aucun fourmillement animalier, un lieu presque sans vie, si ce n’est un souffle léger. Je scrute les environs pour trouver l’escalier qui me mènera au point le plus haut de la muraille située à l’est, à l’opposé de la tour encore debout. C’est de ce promontoire-là que nous avions admiré le lever du soleil, mon père et moi, et découvert au fur et à mesure de l’avancée du jour, face à nous, la silhouette majestueuse du château de Roquefixade plantée dans la roche, dans une posture dominant  toute la vallée pyrénéenne.
Dans la pénombre, j’entrevois la rambarde qui sécurise l’escalier de pierre étroit et raide. Je sens l’excitation poindre en moi car je suis sur le point d’arriver.
J’avais gardé en tête la difficulté des derniers mètres qui, pour deux personnes à bout de souffle comme nous l’étions, avaient été pénibles. Nos muscles, peu habitués à tant d’efforts, nous avaient rappelé notre manque d’endurance. Alors, s’encourageant mutuellement, nous avions monté une à une les marches imposantes, en essayant d’oublier notre fatigue.
Curieusement, ce soir, je ne ressens aucune douleur physique et je gravis allègrement les paliers successifs. Une fois arrivée sur la dernière marche, je suis gonflée d’orgueil par mon succès.
Je me dirige maintenant vers ce qui va me servir de lieu d’observation, le sommet de la muraille quand un toussotement dans la nuit me fait bondir.
Toute tremblante, mes yeux cherchent, dans la pénombre, l’origine de ce bruit. Je pourrais demander « Qui est là ? » mais la peur me paralyse et me rend muette. Mon cerveau s’agite et l’idée que ce son n’est peut-être dû qu’à la présence d’un animal finit par me calmer un peu. Avec prudence, j’opère un tour sur moi-même en scrutant les alentours pour me rassurer.  
Alors que je termine de pivoter, un second toussotement me fait hurler cette fois « Y’a quelqu’un ? ». Aucune réponse ne vient me rassurer.  Toutefois,  j’entraperçois non loin de moi, l’ombre d’une forme humaine qui s’approche. La faible puissance de l’éclairage lunaire ne me permet pas de voir son visage. Je subis alors l’intrusion de mon espace dans un total immobilisme.
 À cet instant, je suis partagée entre un sentiment de vulnérabilité face à la situation et la désagréable sensation de voir anéanti mon projet nocturne. Mes yeux fixent l’individu, hypnotisés par sa lente et silencieuse progression vers moi. La peur qui m’envahit ne me fait heureusement pas claquer des dents.
Le temps parait s’être figé. Les secondes s’écoulent comme des minutes interminables. Quand enfin, la silhouette entre dans mon champ de vision proche, je suis à deux doigts de m’effondrer.
Pourtant, celle-ci s’arrête, à quelques mètres de moi, comme pour m’éviter tout sentiment d’agression. Je distingue alors une allure plutôt masculine, sans pour autant entrevoir son faciès. D’un signe de la main,  l’ombre semble me convier à m’asseoir sur un banc de fortune, face à l’est. Je ne saurais dire pourquoi mais ce geste eut pour effet immédiat d’affaiblir considérablement mon sentiment de peur. Après une légère hésitation,  j’accepte d’un geste de la tête son invitation et m’installe. À son tour, elle se place sur l’assise, à distance raisonnable pour deux inconnus, sans le moindre mot.
Je ne comprends pas vraiment ce qui est en train de se passer, aussi,  j’invoque dans une courte prière, l’esprit de mon père afin qu’il me protège de tout danger.

Au-dessus de nos têtes, la voûte céleste brille de mille feux. L’air est bon. Peu à peu apaisée par cette atmosphère sereine, mes yeux acclimatés à l’obscurité, je devine les vertigineuses parois des gorges et le dénivelé qui plonge sous nos pieds. J’ai le sentiment d’être au sommet du monde, loin de tout, seule, hormis la présence réservée de cet être qui partage ce moment avec moi et dont je ne perçois que la très faible respiration.  
Il reste encore un peu de temps avant l’aube. Je décide d’engager la conversation avec mon compagnon d’infortune et d’en savoir un peu plus sur sa présence ici. Je remarque en me déviant vers lui qu’il a un sac à dos près de lui, duquel il sort justement quelques victuailles. Par politesse, je décide de me taire pour ne pas l’importuner. J’ai tout de même un petit pincement au cœur, cette situation me rappelant mon tête à tête, trente ans plus tôt.
Décidée à ne pas me laisser envahir par une mélancolie débordante, je reprends la minutieuse observation de la nature environnante et retrouver, peut-être, des souvenirs de ma première visite, ne manquant pas d’avertir mon voisin de la présence d’un oiseau de nuit ou du passage fugace d’une étoile filante, tout ceci par gestes, sans le moindre mot.
Lorsqu’enfin arrive le moment où l’horizon se déchire en son milieu d’un trait rouge flamboyant, mon regard se fige droit devant nous, pour mieux vivre cet instant magique. Rien n’est plus beau qu’une aurore naissante.
Sur mes joues coulent des larmes de joie face à tant de beauté, mêlées à celles de la tristesse liée à l’absence douloureuse de mon père.
Nous restons là, tous les deux, assis, baignés dans une lumière rougeoyante, fusionnant avec les éléments qui nous entourent, attendant la naissance d’un nouveau jour, dans une proximité étourdissante.


Une à une se dénouent les tensions qui me tiraillent depuis des jours. Je me sens comme délivrée de toute entrave, bien plus apaisée, avec la soudaine envie de lâcher prise.
Lorsque le jour finit de s’installer totalement dans la vallée, j’ai le sentiment d’avoir définitivement soldé mes comptes : envolée la colère, terminée la rancœur, oubliée la tristesse.     
Je suis comme statufiée,  le regard plongé dans la beauté que m’offre le paysage, décidée à ne perdre aucune miette du sentiment de bien-être qui s’infuse peu à peu en moi. Je savoure ce moment de communion avec la nature, le sourire aux lèvres.
Quelques minutes se sont écoulées lorsque je cherche du regard l’ombre sans voix. Disparue ! Volatilisée ! Il n’y a plus que moi dans l’enceinte du château.
Je ne suis pas vraiment déçue mais je me reproche, tout de même, de ne pas avoir eu l’idée de contempler son visage, trop absorbée par ce qui m’entourait. Je ne m’attarde pas sur cette infortune et décide de profiter de la fraîcheur matinale pour amorcer la descente du sentier. Je regarde une dernière fois le site qui s’offre à moi, maintenant en plein jour, en ayant pour pensée que finalement, parmi toutes les étoiles qui scintillaient tout à l’heure, l’une d’elles était sûrement alimentée par l’esprit de mon père.
Le retour me prend moins de temps, le chemin accidenté étant plus facilement praticable à la lumière du jour. Et je découvre un paysage différent, plus accueillant, plus coloré aussi.
En contrebas, j’aperçois une voiture garée sur le parking vide que je n’avais pas remarquée à mon arrivée. Je n’y prête pas plus d’importance que ça et me retourne une dernière fois vers la citadelle, me glorifiant d’avoir finalement accompli un grand défi, celui de ressentir une nouvelle fois la magie de ce lieu maintenant étincelant de soleil, témoin d’une époque très éloignée et surtout, aujourd’hui, de ma propre reviviscence.
Le bruit du déclenchement automatique des portes me tire subitement de mes pensées. Je pivote vers cette voiture qui m’intrigue maintenant. Je suis prise d’un frisson car je crois reconnaître la silhouette qui se tient de dos. Elle semble attendre quelque chose les mains dans les poches. Un sentiment étrange s’installe en moi. Je parierais connaître ce véhicule, sa couleur particulière, cette marque rarissime dans la région...
Tout en cherchant au fond de ma mémoire, je dévale à grandes enjambées le chemin pour me retrouver à quelques pas de ma rencontre nocturne.
 À mon arrivée, la silhouette se retourne, dévoilant enfin son visage.
La décharge électrique que je reçois au même moment est violente.
L’homme, qui est face à moi, est mon père.
Il a un peu vieilli et ses yeux témoignent d’une certaine tristesse. Malgré ma surprise et mon incompréhension, je lui souris tant mon bonheur de le revoir est grand.
Cependant, son regard reste fixe et me traverse, sans me voir.
Surprise de son absence de réaction, j’ouvre la bouche dans l’intention  de lui crier « Papa, c’est moi ! » mais je n'émets aucun son. Je reste sidérée.
Pendant que mille questions m’assaillent, lui, contemple la citadelle avec intensité, puis, lentement, de sa main, envoie un baiser  à l’endroit où nous étions ensemble, il y a quelques heures, et murmure « Au revoir, ma fille chérie ».
  À ces mots, le voile posé sur ma mémoire s’envole. Je revois avec précision l’épisode ultime de ma vie qui me fût fatal : ma voiture percutée par un camion, le choc, les tonneaux, le trou noir, moi quittant mon corps, la brume longtemps, puis ce pan de montagne, ici, aujourd’hui.
Brusquement, tout est plus clair dans mon esprit. La mort a bien emporté l’un de nous deux, mais c’est moi qu’elle a choisie.
Je suis ici seulement parce que, sans le savoir, j’ai répondu à l’appel de mon père.
Cette force inconnue qui m’a portée vers ce sommet émanait de lui. La personne qui vous a donné la vie et vous a aimé au plus profond d’elle-même en  a sûrement les moyens.
Même aveuglée par mes certitudes et encore vive d’émotions, il m'aura  offert une nouvelle fois un instant magique.
Cette dernière rencontre était, en définitive, la condition ultime pour que je puisse enfin tourner la page annonçant l’épilogue de mon existence et sentir grandir en moi une paix intense qui me fait sentir légère...volubile...éternelle.

FIN

Note de l'auteure : Ce texte, je l'ai écrit à l'occasion d'un concours de nouvelles il y a 3 ans. 
Quelques jours après l'avoir envoyé à mon père, il m'avait appelée pour me dire toute l'émotion qu'il avait ressentie en le lisant. J'en ai été heureuse et touchée à l'époque car j'avais été confrontée moi aussi à une vague d'émotions intenses en l'écrivant.
Aujourd'hui, il en est tout autrement. Je le publie aujourd'hui pour lui rendre hommage. Il me manque énormément et ce texte c'est un clin d'œil que je lui fais. Ce texte est, je me rends compte,très personnel mais il est aussi universel pour tous ceux qui, comme moi ,ont  un lien profond avec un être cher ou disparu. 

Commentaires

Enregistrer un commentaire