Éric

 
 
 
 
 
C'est un matin de printemps tout à fait ordinaire. Je suis sur le chemin qui me mène à l'école du village, accompagnée de mon petit frère et de ma sœur cadette. Nous avançons d'un pas rapide, facilité par le dénivelé de la route. Mon cartable bat la cadence sur mon dos au même rythme que mes pas. Nous discutons de tout et de rien, le regard aux aguets dans l'espoir de dénicher un serpent endormi, une chouette débutant sa nuit ou la course d'un lapin dans le champ bordant la route. Cinq minutes de marche pour atteindre la grande cour de l'école colonisée par trois majestueux platanes. Les autres enfants arrivent en même temps que nous, seuls ou avec leurs parents. On se salue avec encore une petite once de sommeil dans le plis des yeux. L'école du village accueille en tout et pour tout douze élèves, de la dernière année de maternelle au CM2. Des garçons et des filles, de tous âges, mais qui s'entendent bien et forment un groupe solide.
Je suis en CE2 et dans mon niveau, nous ne sommes que trois, deux filles, Eva et moi, et un garçon, Éric. Je m'entends assez bien avec Eva mais nous n'avons pas du tout les mêmes préoccupations. Elle fait partie du groupe des majorettes du village, moi non. Elle aime exercer son pouvoir de grande sur les autres, moi pas vraiment. Elle se moque de l'école et parfois de notre institutrice, sans moi, ma maîtresse c'est mon idole numéro 2  – la place numéro 1 est déjà occupée par mon père. Je me suis donc naturellement rapprochée d'Éric dont la constante gentillesse me rend perplexe – mais comment fait-il pour ne jamais s'énerver? – et qui a un talent fou pour trouver des idées de jeux. Mon côté "garçon manqué" m'a certainement aidée à être acceptée dans la team des garçons dont il fait partie, j'ai donc pris l'habitude de les rejoindre à chaque pause et participer à leurs passe-temps, voire leurs espiègleries certains jours.  

Nous entrons en classe et comme toujours la maîtresse distribue aux différents groupes de niveau le travail qu'ils devront exécuter. C'est comme ça dans une classe unique. Un plan de travail pour la journée, beaucoup de moments seul pendant que la maîtresse s'occupe ailleurs – nous avions pour consigne de ne jamais la déranger dans ces cas-là  – puis des séquences avec elle où il fallait profiter de  chaque seconde de sa présence. Elle avait réussi à créer une belle ambiance studieuse et il régnait dans cette immense salle un calme olympien.
Pourtant, ce matin,  la mine triste d'Éric m'interroge. Où est cette petite étincelle que je connais bien et qui laisse présager de nouvelles idées d'aventures? Il semble ailleurs, distrait, refermé sur lui. 
À la récréation de 10 heures, je cours le rejoindre et lui demande ce qu'il ne va pas.
D'un air inquiet il me répond : " J'ai une boule qui est apparut là." 
Il lève son tee-shirt et me montre une grosse bosse au niveau de son bassin.
- C'est quoi ? lui demandai-je. Tu t'es cogné?
- Non même pas. Au début c'était tout petit, mais ça n'arrête pas de grossir. Du coup, ma mère m'a emmené voir le médecin.
- Et qu'est-ce qu'il a dit?
- Je dois faire des examens. Ils vont prendre du liquide avec une aiguille à l'intérieur de la boule et ils vont chercher ce que c'est vraiment.
- Ouah....mais tu as mal?
- Non, je ne sens rien. 
Il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer son inquiétude. C'est la première fois que je le vois comme ça. J'essaye de lui changer les idées, de lui proposer des jeux, mais rien à faire, il préfère rester assis là, à nous regarder, plonger dans ses pensées.

Et puis, avec le temps, la vie reprend le dessus, j'oublie cet épisode. Il y a les vacances de Pâques, quinze jours d'insouciance et de liberté retrouvée, de longues heures passées dehors dans ma campagne, puis c'est déjà le retour en classe. J'ai toujours du mal à  retourner à l'école après une longue coupure. J'apprécie d'être chez moi où j'ai des milliers de choses à faire, je m'ennuie peu, et quand je m'ennuie j'adore ça! C'est donc difficilement que je reprends le chemin de l'école, en sachant, en plus, que l'été approche et avec, une palanquée de projets.

Éric n'est pas là. La voiture de sa mère est pourtant bien là, j'aperçois sa petite sœur qui court vers le portail de la cour mais, lui, non. Le fait que sa mère discute avec la maîtresse, le visage inquiet, ne me rassure pas. Je repense tout à coup à l'énigmatique bosse qu'il m'avait montrée.
En classe, au moment de l'appel, je lève le doigt pour interroger la maîtresse. 
"Qu'est-ce qu'il a Éric? Il est malade?
- Oui, il est malade mais rien de grave.
- Il revient quand?
- Dans une dizaine de jours normalement. Bien, il est temps de se mettre au travail !
Dois-je lui demander si c'est cette bosse qui le rend malade? Je l'aurai bien fait mais voilà qu'elle est déjà partie s'assoir avec les élèves de CP. Surtout ne pas la déranger quand elle travaille avec un groupe, ceux qui se s'y sont aventurés l'ont payé cher !!!!

Les jours passent, les semaines aussi, Éric ne revient pas. Je vois bien que ça chuchote à la sortie de l'école entre adultes, même ma mère en fait partie. Quand je l'interroge elle fait mine de ne pas comprendre ou me répond que ce sont des histoires de grand. Alors, je capitule mais je m'inquiète énormément. Je n'ose pas demander à sa petite sœur, elle n'a que 5 ans, ni questionner sa mère car je suis timide.
Et puis un jour, un samedi matin je crois, la maîtresse souhaite nous parler. À cet instant même, une boule s'est formée au creux de mon ventre. Je suis convaincue qu'elle va nous annoncer quelque chose de grave. Et c'est le cas. Elle nous explique qu'Éric a une maladie rare nécessitant des soins très lourds qui l'affaiblissent beaucoup. Les médecins font tout pour le soigner. Malheureusement, nous dit-elle,  les médicaments qu'il prend l'ont beaucoup changé. Il a perdu ses cheveux, il a beaucoup maigri, il se déplace difficilement. La bonne nouvelle est qu'un retour en classe est prévu car il s'ennuie beaucoup. Elle termine en nous disant qu'elle compte sur nous pour lui faire un bel accueil et lui apporter tout le soutien dont il a besoin. 
À chaque mot prononcé, je reçois un coup dans le ventre. J'avais donc raison de m'inquiéter, et lui aussi. À ce moment-là, au fond de moi, un sentiment d'injustice a pris racine. Une nouvelle vie commence pour moi, celle où les enfants aussi ont leur lot de souffrances physiques et morales.

Éric revient bien à l'école mais seulement quelques heures par semaine. La veille de son retour, j'avais hâte de le revoir, de lui parler, de retrouver mon compagnon de jeux. Je fourmillais d'impatience.
J'étais loin d'imaginer que nos retrouvailles seraient difficiles. 
Il a terriblement changé. Il a grandi mais son corps est émacié et semble aussi fragile qu'une brindille. La couleur de sa peau est blafarde, presque translucide. Son crâne est nu. Il est un enfant dans un corps de vieux. J'ai du mal à cacher mon effroi de le voir si abîmé, si différent et puis je me ressaisis et je lui offre le plus beau de mes sourires en espérant faire disparaître sa gêne d'être autant observé. Son béret cache à peine sa calvitie, sa démarche est hésitante et les chaussons qu'ils portent ne l'aident guère à améliorer sa démarche.
Nous tous, adultes et enfants, nous allons tout mettre en œuvre pour le soulager. Les premiers jours, je ne retrouve pas mon ami. Il se fatigue vite, fuit le soleil et la chaleur, préfère le calme de la classe à la cour de récréation animée. Puis, un jour, alors que je m'approche de lui, j'aperçois cette petite étincelle si familière dans son œil. Je lui demande alors sans encombre : "Et si on jouait aux gendarmes et aux voleurs?
- Tu sais bien que je ne peux pas courir!
- Oui je sais c'est pour ça que je serai le voleur mais avec un bandeau sur les yeux! Toi, tu n'auras qu'à me cueillir si t'es malin!
L'étincelle s'est intensifiée tout comme son sourire en écoutant les nouvelles règles du jeu.
Ni une ni deux, je cours dénicher un foulard dans la classe et nous commençons notre partie. Quelle rigolade! Je dois me fier au bruit de ses pas sur les graviers de la cour mais il est si léger que je n'arrive pas à les discerner des autres enfants qui jouent autour de nous. Lui se gausse à chaque fois qu'il m'attrape en me disant : " Allez au trou, voleuse!" Pour la première fois depuis longtemps, il joue avec un plaisir immense. Quand la cloche sonne, il est fatigué mais il rayonne.

La maladie est la plus forte. Elle l'empêche de plus en plus de se mouver, de se lever même de son lit.
Il a mal partout, il souffre mais ne dit rien. Son corps n'est plus qu'un squelette, le moindre souffle pourrait le faire vaciller. Il ne vient plus à l'école, alors c'est nous qui allons à lui. Il nous reçoit assis dans son fauteuil qu'il ne quitte pas. Il nous écoute, nous sourit, nous répond mais cela lui demande un effort presque surhumain. 
Pendant les vacances d'été, ma sœur et moi passons certains après-midi dans la ferme des parents d'Éric. Nous tenons compagnie à sa petite sœur et insufflons par la même occasion de la vie dans cette maison où un silence lugubre règne le plus souvent. Éric n'est plus que l'ombre de lui-même. Il me sourit quand je viens le saluer, mais il n'a même plus la force de parler. Sa chambre est plongée dans le noir, la lumière lui faisant atrocement mal aux yeux. À chaque fois que j'entre, je suis happée par une odeur âpre, dérangeante, une barrière odorante qui m'empêche de m'approcher de lui, de le toucher. J'ai peur alors j'écourte ma visite et préfère aller jouer dans la chambre voisine, celle de sa sœur. 
Ce n'est plus le Éric que je connais qui est couché là dans ce lit. 
Lors de ma dernière visite, il refuse que j'entre. Sur le coup, je suis vexée puis soulagée et enfin je comprends, c'est trop dur pour lui aussi.
Je crois bien avoir dit à ma mère que je ne n'irai plus. Je veux garder un souvenir de lui qui ne me fasse pas souffrir.
Quelques semaines plus tard. Les grandes vacances sont terminées. La rentrée des classes a eu lieu. Je suis maintenant en CM1, je me sens grandie et plus forte à la fois. Nous sommes un samedi matin – encore! me direz-vous–, le mois de septembre est déjà bien entamé. Bizarrement, il y a énormément de monde devant le portail. Plus j'avance, plus j'ai peur de comprendre. Je vois des femmes pleurer, d'autres s'entretenir tout bas. Je vois ma maîtresse, un mouchoir à la main, qui discute aussi et qui ne voit pas que c'est l'heure d'entrer en classe. Moi, je m'impatiente. Faut y aller là! On a du travail qui nous attend! Je suis une petite fille qui souhaite juste que les choses redeviennent comme avant.

On entre finalement en classe, et je remarque que les parents restent là, devant l'école, à discuter encore plutôt que de retourner chez eux. Notre maîtresse s'installe à son bureau et nous demande de l'écouter. Elle commence à dire qu'elle a quelque chose de triste à nous annoncer mais des sanglots envahissent sa gorge et elle n'arrive pas à terminer sa phrase. Je ne sais pas ce qui a provoqué mon fou rire à ce moment-là. Est-ce de voir cette femme si forte tout d'un coup si chétive et fragile? Est-ce les regards interrogateurs des petits qui voient pour la première fois le visage de leur maîtresse empli de larmes ? Ou parce qu'elle se mouche bruyamment? Est-ce le comportement des grands qui baissent la tête pour cacher leur propre chagrin? Je n'en sais rien. J'ai une forte envie de rire que je n'arrive pas à contrôler et que je dois cacher tant bien que mal en me tortillant sur ma chaise.
Après avoir récupérer ses esprits, notre maîtresse finit par nous dire qu'Éric est mort cette nuit dans son lit.
Ça a eu le mérite d'être efficace sur moi, comme l'effet d'une claque.

Quand on est une petite fille amoureuse de la vie, toujours enjouée, sensible à la beauté qui l'entoure, qui a la faculté de trouver la moindre source de réjouissance dans des choses simples, on ne peut concevoir que tant de noirceur soit possible. Choisir de raccourcir l'existence d'un petit être dans d'atroces et longues souffrances n'était pas pensable. Alors son mental a fait le job. Il a tout simplement débranché sa conscience un laps temps, celui qui a séparé la nouvelle de la mort d'Éric à son enterrement. Elle a donc vu ce tsunami de tristesse s'abattre sur ses proches, ses amis, ses voisins, les habitants du village, sa sœur même, mais sans la conscientiser, sans en faire les frais.

Les obsèques ont lieu dans la petite église du bourg. Beaucoup sont venus, si bien qu'il n'y a pas de place pour tous. La mort d'un enfant révolte toujours plus. Un silence lourd règne sur cette auditoire qui écoute tête baissée les paroles du curé. Nous, les élèves de l'école, nous sommes placés tout autour du cercueil. On pourrait croire à un dernier Colin-Maillard. Après la cérémonie religieuse, le long cortège accompagne la dépouille d'Éric jusqu'au minuscule cimetière où là aussi la place manque pour accueillir tout le monde. Tous les jours, je passe devant pour aller à l'école, pourtant je n'y ai jamais vraiment fait attention. Demain aura sans doute un autre goût, une triste saveur. 
La journée n'aura été que silence et reniflements, une longue journée interminable.

C'est l'heure du coucher. Je rejoins ma chambre pendant que mes parents couchent les plus petits. Dans mon grand lit, j'installe mes peluches et mes poupées pour me sentir moins seule. Je ne veux pas repenser à cette journée, je veux l'effacer de ma mémoire, retrouver mes rêveries d'enfant. Les baisers que déposent mon père et ma mère sur ma joue m'apaisent, le sommeil m'enveloppe déjà. 
Je ne sais pas depuis combien de temps je dors mais j'ai soudain une envie irrésistible d'ouvrir les yeux. Il fait nuit noire. La particularité de ma chambre – qui, soit dit en passant, en a effrayé plus d'un – est la présence d'une petite lucarne que ma mère a teint en rouge pour en atténuer la lumière. Lorsqu'une voiture passe, elle baigne ma chambre d'une douce luminosité pourpre qui pourrait faire penser à celle de l'enfer. De mon lit, je peux l'observer sans effort. Ce soir, pas de voiture. Aucun bruit, aucune incandescence. Pourtant, je ne peux m'empêcher de regarder au delà de mes pieds, comme si j'attendais quelque chose. Et puis, j'ai distingué le vrombissement d'un moteur et un rai de lumière naquit au travers de la lucarne. 
Éric est là, au pieds de mon lit. Il me regarde et il me sourit. Il n'a toujours pas de cheveux mais son visage est joufflu. Il ne porte plus ses pyjamas où son corps meurtri se perdait. Non, ce soir il est habillé comme le Éric que je connais. Je distingue ses yeux malicieux, un sourire flegmatique, insensible à ma mine ahurie. Je ne sais pas si je dois avoir peur ou pas. J'ai quand même envie de hurler, mais une force mystérieuse m'en empêche. Je suis comme paralysée. Sa voix fait soudain irruption dans ma tête, pourtant sa bouche reste immobile.
- "Je suis là, tu me vois?
-...
- T'as la frousse ou quoi?
-...
- Je suis un peu en retard, j'avais d'autres personnes à aller voir avant toi. Tu es la dernière, après je m'en vais pour de bon. 
- ...
- Tu sais j'ai apprécié tes visites, jusqu'au bout. Avec toi, j'arrivais à oublier la douleur, tu étais ma bouffée d'oxygène. Merci pour ça.
-...
- Je vois bien que tu m'en veux de partir, mais je suis épuisé, je n'ai pas d'autres solutions. Tu peux pas savoir comme je suis soulagé d'avoir quitté mon corps. Je n'en pouvais plus de lui, il est mieux là où il est. Je vais partir Valérie, mais je serai là, tout prêt de toi, chaque fois que tu auras besoin de moi....comme le gendarme qui surveille le voleur....c'est moi l'ange qui gardera un œil sur toi!"
 
Je crois bien avoir discerné un clin d'œil puis un sourire tendre à mon égard.

Le rai de lumière est de plus en plus faible. Je ne discerne plus le visage d'Éric. Je ne peux toujours pas bouger ni parler, alors je concentre toute mon énergie dans ma tête et je hurle :
- Ne t'en vas pas ! Reste ! Ce n'est pas juste ! Ce n'est pas juste!
C'est alors qu'une vanne s'ouvre en moi, celle des larmes que je contiens depuis des jours. Mon corps est traversé par des spasmes et des tremblements, des sanglots douloureux envahissent ma gorge et ma chambre. J'expulse ma tristesse de longues minutes. 
De fatigue, je me rendors, le visage noyé de chagrin. 

L'odeur des tartines grillées chatouille mes narines. J'ouvre un œil puis deux, un rayon de soleil éclabousse la lucarne. Mon regard retourne à l'endroit où cette nuit Éric m'est apparu. Il n'est pas là bien sûr. J'ai l'étrange sensation que quelque chose a changé en moi. Je n'ai plus cette boule dans la gorge qui m'empêche de déglutir depuis des jours, je respire mieux aussi. On dirait bien que tout s'est évaporé, que j'ai retrouvé ma forme d'avant. J'ai faim et j'ai très envie de démarrer cette journée. Mais je prends encore quelques minutes, allongée dans mon lit, les yeux grands ouverts, car j'ai quelqu'un à remercier. Mon meilleur ami. Mon ange gardien. J'ai encore de la tristesse dans le coin de l'œil quand je pense à lui, mais je suis tellement reconnaissante du cadeau qu'il m'a fait en me rendant visite. N'est-ce pas une belle preuve d'amour ?
Alors merci Éric... Merci.

Août 2020

Sur la photo : Éric est placé juste devant notre maîtresse, moi le rang en dessous, au bout à gauche.


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