Derrière le masque

 Tutoriel: fabrication d'un masque en tissu avec couture - Véronique Cloutier

 

Non vraiment, j’ai beau me refaire le film dans ma tête, je ne crois toujours pas à ce qui vient de m’arriver. Pour le plus optimiste des hommes, ce serait un rêve qui aurait pris forme, mais pour moi, perplexe de base, ça s’approche plutôt d’une erreur dans le script de ma vie, ou d’un grain de poussière dans les rouages de mon existence.

Quand j’y repense, j’ai des frissons dans le dos.

 

Mon quartier, je l’adore. J’y suis chez moi. J’y ai grandi avec ma mère, l’ai quitté un temps pour mes études sans pour autant m’en éloigner trop longtemps. Il restait pour moi un foyer, un repère, un semblant de famille et lorsque la maladie a écourté l’existence de ma mère, j’y ai définitivement posé mes valises pour y vivre seul mais heureux. Ici, tout le monde se connaît, du moins à peu près. Un sourire, un hochement de tête, quelques mots de courtoisie ou de bienveillance ponctuent les rencontres, des échanges qui rendent nos rues moins froides et impersonnelles comme peut l’être la majorité dans les grandes villes. Je connais mon quartier comme ma poche pour l’avoir sillonné en long et en large toute ma jeunesse. Il a connu mes joies, mes peines et mes peurs. C’est mon fief, mon second « chez moi », mon exil.

À l’automne dernier, je l’ai vue pour la première fois. Les arbres du petit square commençaient à se parer de couleurs ocre, et moi, j’avais ressorti écharpe et bonnet. La journée arrivait à sa fin, j’étais allé chercher mon pain. Au détour d’une rue, mon regard s’est posé sur une silhouette inconnue. C’était une femme. Dès lors, impossible de dévier mon regard. Il était comme aimanté par elle. Sa démarche, son allure, sa façon de bouger, tout cet ensemble me fascinait. J’ai dû, pour ne pas la perdre, lui emboîter le pas en m’adaptant au mieux à son rythme dynamique. Je ne fais jamais ça, et je ne supporte pas ceux qui le font. C’est tout bonnement de la violation d’intimité, mais là, c’était plus fort que moi, j’étais envoûté. Je n’arrivais pas à me raisonner. Alors, je l’ai suivie, sur le trottoir d’en face, sans savoir où cela allait me mener. Notre petite balade me laissa le temps d’apprécier sa dense chevelure aux teintes cuivrées, la naissance d’un sourire sur le profil qui se présentait à moi, un bracelet de perles à son poignet.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’elle s’arrêta au seuil de l’immeuble qui se trouvait juste en face du mien ! Elle s’y engouffra d’un pas décidé me laissant pantois devant cette découverte inouïe. Je suis rentré chez moi, ravi comme quand le hasard m’offre un joli moment, une jolie rencontre. Un petit plaisir anodin qui plaque un sourire un peu niais sur mon visage jusqu’au coucher. Et puis la vie a repris son cours, mes petites habitudes de célibataire aussi. J’ai replongé la tête dans le guidon et oublié cet épisode. Je travaille beaucoup. Le travail anesthésie mes plaies et mon mental trop souvent mécontent de tout. Il remplit le vide qui hante ma vie, mes journées, ma vie sentimentale.

 

Quelques semaines plus tard, une grande nécessité de remplir mon frigo tombé dans les oubliettes – car trop occupé à travailler pour un projet qui me tient à cœur – m’oblige à sortir. Pour faire le plein de provisions, je vais toujours à la supérette d’Adam. Je l’aime bien, Adam. C’est tout le contraire de moi. Rien ne semble l’émouvoir, il est toujours constant. Mieux, il trouve toujours du positif dans les pires circonstances. Lorsqu’une nuit on lui a fracassé sa vitrine, il a rétorqué aux clients qui le plaignaient que ça tombait bien, elle n’était plus aux normes. Il est ouvert tous les jours, sans exception, le matin très tôt à l’heure où les gens sortent pour travailler jusqu’à tard le soir quand les gens se couchent. Un optimiste, cet Adam, qui me met la banane à chacune de mes visites. Notre point commun à tous les deux, c’est l’attachement à notre quartier et puis aussi notre sens de l’observation. On se parle peu, pourtant il semble qu’on se comprenne. Sa générosité, j’ai pu la vérifier il y a quelques années, quand mon ancienne boîte a fermé. Je me suis retrouvé à ramer pour payer mon loyer, mes factures et me nourrir. Il m’a d’abord fait crédit. Puis, il m’a proposé de travailler quelques heures par-ci par-là dans son épicerie. J’ai accepté, le temps de trouver autre chose. Ce petit job m’a permis de respirer financièrement – me contentant de peu – et d’avoir du temps pour moi. J’en avais besoin pour trouver ma voie, celle qui m’épanouirait, qui me sortirait de ma noirceur grandissante. Pour cela, j’errais dans la ville pour y dénicher de la beauté. Oui, c’est une obsession chez moi : trouver du beau, dans tout, même dans ce qui répugne. L’origine de cette manie, je suppose qu’elle vient de ma propre image, du reflet de mon miroir. Je suis un homme laid. La nature ne m’a fait aucun cadeau, enfin si, un seul, mes yeux. Je ne suis pas hideux, je ne suis pas réussi, c’est tout. Les éléments qui constituent mon visage ne vont pas ensemble, tout simplement. Aucune harmonie, aucun charme, aucune particularité qui ferait frémir quiconque d’un peu d’admiration. Au fil du temps, des imperfections ont fait leur apparition n’améliorant pas l’ensemble de mon visage, comme si la laideur pouvait s’enlaidir. Depuis mon plus jeune âge, j’assume ma disgrâce. Tout jeune, je vivais à travers les yeux de ma mère qui m’aimait tel que j’étais. Je ne comprenais pas les moqueries des enfants du quartier. Mieux, je leur envoyais à la figure la laideur de leur cœur. J’étais un enfant joyeux, goûtant à tout, curieux d’apprendre. À la puberté, ça a été une autre histoire. Quand le corps est l’objet de séduction principal, et que les regards qui tombent sur vous expriment le dégoût, elle devient un fardeau. J’ai morflé, encaissé, et j’ai appris. Je ne fais pas partie de la norme imposée par la société. Je gêne, je peux choquer, je ne suis pas désiré. Ça, je le sais. Alors, pour me donner une chance d’être accepté par les autres, j’ai développé mon sens de l’altruisme. Dans le quartier, on peut compter sur moi. Depuis mon adolescence, j’ai tellement rendu de services que j’ai acquis une certaine notoriété auprès des gens d’ici. Je suis le couteau suisse de certains, l’homme à tout faire pour d’autres. Aujourd’hui, ma laideur fait partie intégrante de moi. C’est mon identité. À cause d’elle, on ne m’oublie pas. Ce qui me console c’est que lorsque je me regarde dans le miroir je vois les yeux verts de ma mère, deux belles amandes aux longs cils noirs et drus. En cachant le bas de mon visage, je peux l’apercevoir, avec toute sa beauté, sa vivacité, son courage, sa curiosité et sa gourmandise. Elle a tout mis dans mes yeux. Quel plus beau cadeau pouvait-elle me faire ?

 

Donc, ce jour-là, je sors pour faire quelques emplettes et je tombe nez à nez avec la femme qui m’avait subjugué quelques jours plus tôt. Elle sortait de l’immeuble d’en face, un filet à provisions vide à la main. Elle ne m’a pas vu. Je la vois s’engager dans la direction que je m’apprêtais aussi à prendre. Se pourrait-il qu’elle se rende au même endroit que moi, chez Adam ? Ma jolie vision semble prendre son temps et profiter des quelques rayons du soleil automnal. Les rues sont pleines de gens qui courent alors elle détonne un peu, et moi aussi, par voie de conséquence, forcé de m’adapter à son rythme. De dos, je remarque sa ferveur à observer chaque recoin de rues, chaque petit renfoncement, chaque détail du paysage urbain. Ça me m’est en joie, car c’est ce que j’aime faire aussi à mes heures perdues. Moi qui pensais être le seul à avoir cette lubie par ici, faut croire que non. Quelques rues plus loin, l’épicerie d’Adam apparaît, riche de ces étals de fruits et de légumes colorés. Elle fonce droit vers eux. Je m’arrête. J’ai une boule qui se manifeste dans le creux de mon ventre. Je la connais bien, elle surgit toujours quand je confronte mes peurs. Et puis, d’un coup, je repense au masque qu’on nous oblige à porter dans les endroits clos depuis des semaines. Je l’enfile rapidement pour me sentir, en moins d’une seconde, protégé des regards qui jugent. Seuls mes yeux sont visibles et là aucun risque de déplaire. Le masque, cette contrainte pour tous, est le seul moyen pour moi de faire partie intégrante des hommes de cette ville. Plus de beaux ou de disgracieux, seulement des corps munis de deux yeux aux formes et aux couleurs variées. C’est mon arme, l’origine de mon nouveau super pouvoir, la baguette magique qui nous met tous à égalité.

 

Adam est sur le seuil de son magasin, attendant sagement les clients. Lorsqu’il m’aperçoit, je devine un léger sourire derrière son masque bariolé. Je m’avance avec dans mon champ de vision, à gauche, l’épicier, bras croisés, adossé à la porte de son magasin, et à droite, ma rencontre elle aussi masquée qui regarde attentivement les cageots de fruits.

J’inspire un bon coup et d’un pas averti je m’approche de l’entrée. Je salue d’un clin d’œil Adam. Une fois à l’intérieur, mon cœur bat la chamade. Je n’ai jamais été aussi près d’elle. Je l’entends discuter avec Adam. Elle semble avoir fait son choix. Moi, je ne sais même plus ce que je suis venu chercher ici. Heureusement, j’ai pris l’habitude de faire une liste. Je la retrouve au fond de ma poche de manteau et commence à déambuler dans les rayons tout en tendant l’oreille sur ce qu’il se passe à l’extérieur. Soudain, je l’entends rire. Je suis conquis. Il y a de la générosité franche dans sa joie. Il y a de la bonne camaraderie, sans manière, sans jugement. Ça ne va pas m’aider à faire le premier pas, ma timidité a tendance à augmenter avec le désir de conquérir. Machinalement, je mets des denrées dans mon panier, je ne suis pas à ce que je fais. Et puis, elle finit par entrer, Adam, lui succédant, les mains chargées. Un léger parfum fruité envahit l’espace, mélange des fruits choisis et d’un parfum féminin, je suppose. Alors qu’Adam s’installe à sa caisse, elle disparaît dans les rayons pour poursuivre ses achats. J’ai l’air idiot à rester immobile comme ça. Je me décide à avancer et dépose les articles sur le comptoir. Adam m’observe dans mon lent déballage de vivres.

« Ça va ? dit-il.

– Hum…

– Ça n’a pas l’air pourtant !

Je fuis son regard. Je n’arrive pas à en dire plus. Je suis pétrifié parce que je sens sa présence tout près, derrière moi. Elle a dû trouver tout ce qu’elle cherchait. Je commence à transpirer comme un sportif qui vient de courir un 100 mètres.

– Tu manges des escargots en boîte maintenant ? 

Bon sang ! Dans mon errance, j’ai mis n’importe quoi dans mon panier.

– Euh, non. Je… je me suis trompé. Je vais aller le reposer. 

Adam est tout sourire. Je crois bien n’avoir jamais vu ses yeux aussi rieurs. Je devine même, sous son masque, un petit air narquois habiller ses lèvres. En me retournant, mon regard tombe tout droit dans celui de la jeune femme. Son regard sourit aussi. Deux iris d’un bleu confondant, profond, engloutissant.

– Je vous présente Simon, dit Adam. Simon, voici Élise. Elle est arrivée il y a peu de temps dans notre quartier. »

Je bafouille un « enchanté » et m’enfuis dans un rayon pour retrouver un peu d’oxygène.

Faisant mine de reposer la conserve d’escargots, je les écoute discuter de tout et de rien. C’est la première fois que j’entends autant la voix d’Adam. Il est comme transformé. Lui aussi est sous le charme, semble-t-il. Je suis envieux de son audace. Je vais encore laisser passer ma chance sous prétexte que je n’en vaux pas la peine et laisser la place à un autre.

Combien de fois ai-je préféré la fuite quand une belle occasion se présentait ? Des millions de fois. Je préfère rester dans ma zone de confort, ne surtout pas me confronter à mes peurs. De me savoir laid m’oblige depuis de longues années à revoir à la baisse mes ambitions. Travailler c’est possible surtout quand on a choisi comme moi d’être free-lance et d’avoir comme bureau mon salon, mais tomber amoureux, construire une famille, avoir une bande d’amis, voyager, sortir pour faire la fête, etc., tout ça je l’ai rayé de la liste depuis longtemps. Je ne dis pas que l’envie m’est passée. Oh que non ! Elle revient régulièrement, temporairement, elle me chatouille l’esprit jusqu’à ce que j’arrive à me raisonner. Alors, normalement, en voyant cette créature échanger avec mon ami, j’aurais dû faire demi-tour et me faire à l’idée qu’elle n’était pas pour moi. Mais là aujourd’hui, quelque chose me pousse à faire un truc complètement ahurissant : je les rejoins et m’incruste dans leur discussion comme si de rien n’était.

« Alors comme ça vous venez d’arriver dans notre quartier ?

Adam est tout surpris de mon audace inattendue. J’avoue, moi aussi.

– Oui, j’habite ici depuis début septembre.

– Et vous vous plaisez ici ? (Oh là là, mais qu’est-ce qu’il me prend ?)

– Oh oui ! J’aime beaucoup ce quartier. Je commence à y avoir mes habitudes. Bon, je ne connais pas grand monde, mais ça va venir…

– Ben vous me connaissez, moi, quand même ! rétorque Adam d’une voix un peu offusquée.

Elle éclate de rire, je fonds littéralement. Mon cœur s’emballe.

– Oui bien sûr ! Et maintenant, je connais aussi Simon ! dit-elle en me faisant un clin d’œil.

Je suis K.-O. Jamais une femme ne m’a autant sollicité. Je pourrais m’évanouir de bonheur, là, tout de suite, mais j’ai l’audace de croire que ce n’est pas le moment, que ce genre de circonstances n’arrivera pas deux fois, alors je prends une grande inspiration discrètement et je lui propose l’impossible :

– Vous avez le temps de boire un café ? 

C’est moi qui ai dit ça ? Je n’en reviens pas. Je dois être possédé. Même mon mental tyrannique est sous le choc. Il ne dit plus rien. Il accuse le coup.

– Oh, avec joie ! 

BIM ! Simon, te voilà dans de beaux draps !

– Tu payes comment ? La voix d’Adam me refait descendre sur Terre. Je lui tends ma carte bancaire. Puis c’est au tour de la jeune femme. Moi, je me poste au seuil du magasin, essayant de ne penser à rien, au risque de partir en courant.

Elle me rejoint enfin, les yeux tout sourire.

– On le boit où ce café ? 

Du doigt, je lui indique le seul bar où j’ose entrer, fréquenté essentiellement par une clientèle de retraités. La décoration oscille entre le vintage et le démodé. Il faut aimer. Je trouve que cette décoration me va à ravir. Je ne dénote pas dans cet environnement décalé.

Nous nous installons à la terrasse. Nos cafés servis, elle ôte son masque et je peux enfin admirer son visage entier. Tout est parfaitement à sa place. Une harmonie précise, bien orchestrée. Je suis subjugué.

– Vous n’enlevez pas votre masque ? »

Gloups, je n’avais pas pensé à ça !

 

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