On a tous des rêves. Ils font partie de nous. On se les rappelle quand la vie nous ballotte ou nous ennuie. Des compresses sur nos petites ou grandes douleurs, des moments d’apaisement furtif. Les rêves sont faits pour ça. On peut aussi les réaliser, les ancrer dans la matière. Il y a quelques jours, je l’ai fait. J’en ai réalisé un. Et depuis, je suis comblée.
Ma mère est une dévoreuse de manuscrits. Je l’ai toujours vu un livre entre les mains. Régulièrement, elle en déposait dans les miennes, pensant qu’ils pourraient me plaire. C’est ainsi qu’elle me fit découvrir, dans mon adolescence, de nombreuses histoires autour des légendes arthuriennes. Et elles avaient fait mouche. Ce monde me plaisait. Je m’imaginais parcourir les chemins empruntés par Merlin et le roi Arthur, rencontrer la fée Morgane, la Dame du Lac, vivre la magie de cette forêt enchantée. J’étais transportée dans cet univers qui nourrissait mon imaginaire. Je voyais sa faune et sa flore, ses arbres puissants, ses habitants aux pouvoirs magiques. Un paradis pour une rêveuse comme moi. Pourtant, je ne savais pas qu’il existait vraiment…
Le temps est passé. J’ai grandi. Mes rêves d’enfant perdurent, et maintenant je sais que la forêt de Brocéliande n’existe pas seulement dans les livres. Elle n’est qu’à trois heures de chez moi…
J’aime marcher par tous les temps. Mais surtout, j’aime marcher dans la forêt. Dès que j’entre dans son monde, je passe en mode avion. Plus aucune pensée, mon mental est éteint. Par contre, tous mes sens sont en éveil. J’observe sans vraiment chercher quelque chose de précis, j’écoute vivre la forêt. Ma sensibilité y est exacerbée, si bien qu’un arbre coupé peut me rendre triste et un arbrisseau en croissance m’émouvoir. Au cœur de la futaie, j’ai parfois même la sensation que l’on me prend dans les bras, que l’on m’enveloppe…
J’ai épuisé toutes les forêts alentour en les parcourant régulièrement, et ces derniers temps je ressentais le besoin de nouveauté. Ainsi s’est pointée l’idée de dérouler mes pas dans la forêt légendaire de mes rêves.
Paimpont est une petite ville au centre de la forêt de Brocéliande. Elle m’offre le gîte et le couvert pour quelques jours. Ma seule préoccupation pendant cette villégiature est de choisir, chaque matin, un des sentiers qui traverse l’immensité de ce paysage mystérieux. Le choix est difficile, je veux tout voir : l’Arbre d’or, la fontaine de jouvence, les chênes centenaires, le tombeau et le siège de Merlin, la Table ronde, Excalibur, et j’en passe.
Carte en main, sac sur le dos, je déambule chaque jour sur des chemins inconnus. Dès mon entrée, les sensations varient selon le lieu. Lorsque l’eau partage le territoire avec la végétation, une forme de quiétude me tombe dessus. Le vent fait chanter les branches, les oiseaux font les chœurs, l’eau donne le rythme. Je me laisse emporter par la symphonie des éléments pour en faire partie. Je deviens la mousse au camaïeu de vert qui recouvre le bois et les rochers, l’écorce sèche des résineux, l’humidité ambiante au fil des rus et des cascades, le bourdonnement des insectes volants. Je fusionne avec cet environnement. Par moment, le soleil traverse furtivement la canopée et m’effleure, réchauffant mon épiderme parcouru de frissons.
Quand le schiste rouge prend l’avantage au détour d’un autre chemin, on change d’ambiance. La nature devient plus hostile, elle se mérite. Des parois se dressent le long du chemin, on sait qu’il va falloir suer pour grimper. Le bruit de l’eau au loin, des pépiements un peu partout, la vie du lieu bat son plein et m’encourage à continuer. Arrivée au sommet des crêtes surplombant le Val sans retour, le silence s’impose. Un silence respectueux, un recueillement humble. Jusqu’à l’horizon, une mer verte se déroule à mes pieds. Saoule de cette immensité, je dois m’asseoir et je choisis de fermer les yeux pour ressentir davantage les vibrations du lieu. Dans cette position méditative, je vais me laisser traverser par elles pendant de longues minutes… un remplissage, un nettoyage, un partage ou je ne sais quoi vont s’opérer en moi. La connexion est parfaite, je souris, je suis en vie.
Après des moments aussi intenses, il est parfois difficile de redescendre dans la réalité de notre existence. Chaque soir, il me faut alors un temps d’adaptation. Mais je goûte la chance que j’ai de pouvoir vivre cela, alors je joue le jeu.
Ce matin, l’étang du Miroir aux fées et l’Arbre d’or m’appellent. Le temps est magnifique. Peu de touristes, le sentier est à moi. Au moment où j’aperçois l’arbre scintillant, je me fige. Je connais cet arbre. Je l’ai déjà vu dans un rêve. Quelques jours après le décès de mon père, il m’était apparu dans un songe dans lequel une voix me disait : « Rien ne meurt, tout renaît. » Le lendemain, je l’avais dessiné de mémoire, et inscrit cette phrase sans comprendre vraiment son sens. Ce croquis est resté longtemps accroché face à mon bureau. Je n’en reviens donc pas de le voir là devant moi, j’en frissonne. Et je comprends. Cette œuvre d’art célèbre le renouvellement de la forêt après un terrible incendie, l’éternel recommencement, l’Ouroboros, le cycle de la vie… mes petites morts et mes renaissances successives. Un rêve prémonitoire… Je ne crois pas au hasard. La vie m’a prouvé maintes fois que tout ce que j’avais traversé avait un sens, il suffisait que je tende l’oreille et que j’apprenne de mes expériences ou de mes erreurs. Être à l’écoute de soi, de ses rêves, des signes et messages que l’on reçoit permet ce type de raisonnement. Si l'on n’est pas attentif, alors aucune chance.
Le point d’orgue de mes balades enchantées aura été ma rencontre avec le chêne des Hindrés, « Arbre remarquable », le troisième jour. Dès mon arrivée à l’orée de ce lieu, une tout autre ambiance… lourde, empreinte d’histoires, de mémoires, une convergence des énergies de la Terre et du cosmos. Un espace sacré. Très vite, je ressens le besoin de prendre un jeune chêne entre mes bras, un enlacement puissant, ressourçant, apaisant. Un peu comme si l’on voulait me préparer pour la suite…
Une fois le plus vieux chêne dans mon champ de vision, je me sens tout intimidée. J’avance lentement sans le lâcher des yeux, comme attirée. Il m’hypnotise. Autour de lui, tout est démultiplié. Son envergure embrasse les alentours. Il forme un dôme protecteur au-dessus de ceux qui viennent lui rendre visite. Les jeunes feuilles printanières l’habillent d’un léger voile vert lime qui l’illumine. On y devine une faune importante aux chants et bruits perçus. Cet ancêtre est majestueux. J’ai presque envie de m’agenouiller devant lui par respect. Une fois au plus près de son tronc, je dirige mes yeux vers sa canopée. J’en ai mal tant je dois plier la tête en arrière. Ça vaut le coup, le point de vue est magnifique. Et puis, je ferme les yeux et j’écoute. Je me laisse envahir par l’énergie de l’arbre et du lieu… jusqu’à ce qu’une vague de larmes m’emporte. Des sanglots remontent de ma gorge, mon corps tremble, j’expulse tout ce dont je n’ai plus besoin et le dépose mentalement au pied du chêne, sans vergogne. J’ai la sensation qu’il me l’autorise. Il ne veut pas que je reparte d’ici sans avoir tout déposé. Après un certain temps, le flot s’assèche. Je me sens vide mais apaisée. J’ai fait de la place, un grand nettoyage intérieur de printemps.
Délestée de ma mue, le feu intérieur reprend vie en moi. Je recule pour lui sourire et le remercier de ce moment profond. Réparateur. Intense. Inoubliable.
J’ai soudain envie de m’éloigner, je n’ai plus rien à faire ici, je laisse la place à d’autres.
Mon séjour arrive à son terme. Au moment du départ, s’invitent une mélancolie douce et une petite boule au creux de ma gorge comme quand, enfant, je devais quitter le lieu de mes vacances. Je n’aime pas quitter ceux que j’aime, même si je sais qu’ils seront toujours en pensée avec moi. Pourtant, je sais déjà que je reviendrai. Je n’ai pas tout vu, tout ressenti, et j’en veux encore. J’ai laissé un peu de moi dans cette forêt mystérieuse, je reste donc connectée à elle. Mon esprit ira s’y réfugier les jours où la vie me paraîtra âpre, compliquée. Elle sera mon lieu d’apaisement, de ressourcement et de rêverie…
Chère forêt de Brocéliande, mon cœur résonne à l’évocation de ton nom. Il t’appartient désormais, for ever.
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