Hiver (1)

“Le parfum d’un être sans quiconque pour le remarquer n’est qu’une vague odeur de vie.” 



Elle

Dans le grand champ florifère qui peuple ce monde, je suis une fleur sans parfum. J’ai été semée, cultivée puis ramassée, pourtant je ne suis qu’en partie éclose. A mon épanouissement, manque l’élément unique qui rend reconnaissable chaque individu, mon effluve. Certes, on me trouve belle, on me regarde, on me désire et l’on me prend, mais aucun n’a su percevoir ma fragrance distincte des autres graminées de la planète. Et cela par ma propre obstination à la cacher au fond de moi.

Après une énorme déception sentimentale, j’avais pris le large. Mon médecin, mon chef et mon psy s’étant mis d’accord, sans se concerter, pour m’accorder un break de reconstruction “nécessaire”. 
Mon refuge, un studio gracieusement prêté par une collègue compréhensive, était un petit havre de paix situé à Boulogne sur Mer, avec vue plongeante sur l’immense étendue bleue.
Frappée déjà d’un sentiment d’abandon dans mon enfance, quand mon père disparut un jour pour un autre amour (...que le mien !), je vivais cette séparation comme la répétition de cette souffrance. Moralement et physiquement, j’étais lasse de moi et des épreuves récurrentes de ma vie.
Pourtant, dès mon arrivée dans cette ville inconnue plongée dans la somnolence de l’hiver, mon fardeau me parût moins lourd : le bleu gris de la mer, le bruit doucereux des vagues, l’odeur parfois nauséabonde des algues et des coquillages échoués, tous ces éléments opéraient comme un cataplasme anesthésiant mes plaies psychiques.

Ne pas laisser errer mes pensées, s’occuper, se faire plaisir étaient mes leitmotivs. Un emploi du temps scrupuleux que je m'étais fixé, organisait donc mes journées : le matin était consacré aux soins du corps (et par extension, de l’âme), masques, gommages, épilations, massages...le grand nettoyage de mes trente-six printemps !
L’après-midi, mon anatomie revigorée était invitée à se bouger, lors d’interminables promenades ou de longueurs à la piscine municipale.
Le soir, enfin, une nourriture spirituelle m’attendait. Une pile de livres consciencieusement achetés avant mon départ, s’offrait à moi. Je m’y plongeais jusqu’à l’épuisement, les mots nourrissant mon imaginaire et me détournant de mes maux.
Je pratiquai aussi le plaisir “immédiat”, celui qui s’immisce insidieusement en notre être  pour se loger aux endroits les plus sensibles et procurer des sensations délectables. Un moment gratuit et intense... Il ne me demandait pas grand investissement, simplement un abandon aux petits bonheurs, une relaxation de l’âme, du corps qui devenait peu à peu le terrain de réception du positif. Savoir m’écouter puis faire écho à ce qui me procurait du bien, j’apprenais à m’aimer, à me respecter, à me donner de l’importance. L’étalon du bonheur n’était plus la rumeur extérieure, la conscience collective, il était soudain ma musique intérieure, ma propre mélodie du bonheur, un petit rien, insignifiant mais qui était le mien. La solitude aidait à cette écoute. Laisser remonter à la surface de ma conscience les désirs, les plaisirs vécus ou inassouvis, petits ou grands, avouables ou inavouables, réalisables ou inespérés. Me l’avouer, pointer mon doigt dessus, c’était apprendre à me connaître, à déterminer les contours de mon moi, de ce qui me fera avancer, ce qui nourrira mon épanouissement.
 Au fil des jours, je remontais du fond des ténèbres de la dépression et me sentais plus en harmonie avec mon être, plus en paix avec moi-même. Je reprenais le dessus, redevenais maître des lieux. Un réveil en douceur de mes sens et de mon corps.

Mon appartement situé au premier étage d’un immeuble rénové, m’offrait un voisinage désert, les locations étant délaissées pendant ces périodes de l’année. Peu de rencontres, donc, et de bruit dans ce lieu de réclusion choisi.
Cela ne me gênait aucunement. Comment ne pas mieux se retrouver si ce n’est seule avec, comme unique présence, la sienne !
Une bonne semaine s’était écoulée depuis mon arrivée. L’appétit, le sommeil et mon sourire aux petits riens de la vie étaient peu à peu de retour. Je reprenais goût à mon existence.
Après une douce journée passée à me baigner de soleil et d’alizés maritimes, j’avalai des coquillages achetés le matin sur le port. Puis, galvanisée par cette succession de plaisirs simples, j’optai pour une sortie nocturne, le dernier film de Jeunet étant à l’affiche.
Depuis sa sortie, au moins une fois par mois, je m’offrais ce petit concentré de bonheur, d’inouïe, de poésie..... L’héroïne me réconciliait avec la vie et l'espèce humaine. Jeunet me berçait de sa lumière chaleureuse et optimiste. Un hymne à l’amour, à la vie. Le fil qui ne me tenait pas trop loin du bord...

Il ne m’était pas trop difficile de mettre le nez dehors et de rencontrer des habitants de cette planète, mais c’était à la condition d’être la moins visible possible. C’est pourquoi je sortis, fichée d’un béret de laine et d’une grosse écharpe pour me camoufler du froid et des regards. Un anonymat choisi.
Merci à l’hiver qui poussait les couples à rentrer dans leurs foyers. L’amour transparaît moins à cette période. Les corps se dépêchent de retrouver chaleur et confort derrière les murs familiaux, loin de mes regards. Etre seule dans ces grandes rues froides m’arrangeait. Au moins, je n’enviais personne. Et je n’étais guère pressée de voir arriver les beaux jours avec les amoureux qui vont de pair ! Contre toute attente, le froid et la nuit étaient à ce jour mes alliés.
Je faisais le pied de grues parmi quelques congénères, tout aussi gelés que moi, devant le cinéma depuis quelques minutes.
J’attendais, attentive aux bruits de la vie citadine quand une bousculade dans la file où je me trouvais me fît perdre l’équilibre. Je le récupérai de justesse et me retournai pour comprendre ce qui avait bien pu interrompre le cours de mes pensées. La solitude rend parfois sauvage. Trop de temps passé seule avec, comme unique échange, sa propre voix et son reflet dans le miroir obscurcit l’âme communicante. On ne fait confiance qu’à soi même, le reste n’étant qu’agression : le téléphone qui sonne, la boulangerie fermée, les regards curieux, les cris des enfants.... Moi, si sociable dans une vie antérieure, je devenais hermétique à la présence des autres, pour ma sauvegarde, peut-être.
Heureusement, ce jour-là, je sortis de cette torpeur.
Le corps d’un homme gisait sur le sol tout près de nous...


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